Selecciona una palabra y presiona la tecla d para obtener su definición.
Indice
Abajo

«Beringuella... ella»: le plaisir des formes au service de l'écriture dramatique de Lucas Fernández

Françoise Cazal





Parler du plaisir des formes poétiques pour Lucas Fernández est justifié non seulement parce que ce théâtre vieux de presque 500 ans est écrit en vers, mais parce que la critique a toujours considéré que ce dramaturge était un héritier direct de la poésie de Cancionero de cour. À travers son théâtre se pose directement la question de ce qui fait la spécificité du plaisir des formes poétiques lorsque celles-ci sont destinées aux tréteaux. Nous partirons, en effet, de l'hypothèse qu'il y a une façon de traiter la forme poétique propre au théâtre, récusant la position de ceux qui, refusant de voir la spécificité du langage dramatique, pensent que le salmantin s'est contenté de faire monter la poésie de son époque sur les planches.

De quelle spécificité parlons-nous? De celle de l'écriture d'un texte poétique fait pour être dit sur une scène sous forme dialoguée et accompagné d'un jeu actoral. Cette définition, aussi minimaliste soit-elle, suppose des différences notables par rapport au texte poétique en général. Et même si l'on considère qu'au temps de Lucas Fernández la poésie était surtout conçue pour être chantée et mise en musique (ce qui réduit indubitablement l'écart entre la poésie et le théâtre), elle était produite dans des conditions d'écoute différentes de celles d'une pièce de théâtre et sans le support gestuel propre à l'art dramatique. La poésie, pour aussi cancioneril qu'elle soit, fonctionnera toujours pour le lecteur qui en prendra connaissance sur le papier, et qui pourra en apprécier la délicatesse rhétorique et faire ces retours en arrière dans la lecture qui sont impossibles au spectateur de théâtre. Nous voulons ici nous placer dans la situation de réception du texte de Lucas Fernández qui est celle du spectateur d'une représentation théâtrale, raison pour laquelle nous prêterons une grande attention aux effets de souffle qu'exige la diction au théâtre, ainsi qu'à l'écoulement irréversible du texte, double spécificité matérielle du texte théâtral dont on oublie parfois de tenir compte, tellement elle est élémentaire.

Les conditions d'écoute difficiles d'un théâtre conçu peut-être pour la cour mais avec certitude pour la rue font que le plaisir des formes doit être transmis au spectateur de façon très fortement soulignée, à partir d'effets simples et faciles à décoder dans le flux ininterrompu du dialogue. Cette simplicité ne signifie pas que l'écriture de Lucas Fernández soit élémentaire, et d'ailleurs on verra qu'elle combine une multiplicité d'effets qui la rendent aussi savante que celle de textes de poésie de cour raffinée, mais chacun de ces effets, pris individuellement, doit avoir une limpidité qui lui permette d'être nettement perçu par le public. L'art des formes poétiques et, par conséquent, le plaisir que suppose leur réception, sera donc un art de la simplicité. En corollaire à cet aspect, le signe émis devra être suffisamment marqué en intensité pour être perçu efficacement, car la forme poétique au théâtre n'est pas là pour elle-même, mais pour être au service du dialogue et de sa théâtralité. Par théâtralité, on entend ici tout simplement ce qui est le propre du texte dramatique, à savoir la transmission d'un contenu non pas par des mots seuls, mais par des mots associés à des gestes et à des déplacements dans l'espace scénique. La quasi-inexistence de décor matériel dans le théâtre espagnol du XVIe siècle fait porter sur le texte dramatique une contrainte supplémentaire, celle de dresser un décor absent. La théâtralité d'un texte consiste d'abord en un fort pouvoir évocateur visuel ou sonore, et se traduit par le recours fréquent à la parole-action (promesse, malédiction, mensonge, etc.). Un autre trait spécifique du langage dramatique est la pratique d'une écriture redondante, utile pour la transmission d'un texte dans des conditions d'audition pas toujours parfaites.

Quant à la notion de plaisir des formes poétiques, que ce soit dans un cadre général ou dans le cadre du texte dramatique, elle suppose un emploi de la forme poétique qui dépasse par son intensité l'usage moyen des procédés rhétoriques, un luxe d'expressivité qui révèle non seulement l'intense maîtrise technique du dramaturge, mais le plaisir, voire l'ivresse, qu'il a à en faire usage, plaisir qui aura son symétrique dans la réception par le spectateur. Le plaisir des formes exige une surabondance de signes comme celle que l'on trouvera dans les deux exemples représentatifs choisis ici. L'on pourrait résumer en ces termes notre objet: quel surcroît de plaisir peuvent bien apporter les formes poétiques à la théâtralité, conçue comme haute exigence d'expressivité capable d'exprimer avec la plus grande économie verbale le décor, les déplacements des personnages, leurs gestes, leur aspect (costumes ou apparence physique), leur type social, leur état d'esprit, leurs motivations, le but qu'ils poursuivent, leur position hiérarchique dans l'échange dialogal, etc., programme dont l'ampleur serait peu adaptée à une analyse de 20 minutes, s'il ne s'agissait de deux fragments très brefs de la Comedia hecha en lenguaje pastoril1..., où apparaît le berger BrasGil, poursuivant de sa requête d'amour la bergère Beringuella. Remarquons au passage que la pièce fait appel à une situation relativement complexe de réception, dans laquelle le spectateur a la satisfaction de reconnaître les codes principaux de la poésie amoureuse raffinée travestis à travers le dialogue de personnages à la rusticité très fortement marquée, comme BrasGil, dans un décalage créateur d'une infinité d'effets comiques.



Le premier exemple analysé n'est autre que la strophe qui ouvre la pièce et qui, de par sa position, se trouve extrêmement riche en effets de forme poétique.

Pour situer le rôle de cette strophe dans l'économie du monologue initial prononcé par BrasGil, je rappellerai que ce monologue est composé de six strophes. La première exprime le violent mécontentement de BrasGil contre l'Amour qui ne lui a montré que dédains, la deuxième focalise cette insatisfaction sur une tentative infructueuse de rencontrer la bergère Béringuella, objet de ses sentiments, la troisième dépeint l'errance de l'amoureux solitaire, la quatrième et la cinquième brossent les symptômes physiques et psychiques de sa maladie d'amour, et la sixième est une strophe de transition avec le dialogue proprement dit, au cours de laquelle BrasGil aperçoit enfin la bergère désirée qui vient dans sa direction.

La première strophe est donc chargée de faire connaître au spectateur l'état d'esprit du personnage et de le poser dans son rôle d'amant malheureux qui proteste contre son sort. Comme strophe initiale, elle a aussi la rude tâche de capter l'attention du spectateur et d'obtenir le calme. On ne s'étonnera donc pas d'y trouver des effets simples, très marqués, et un contenu conceptuel limité à peu d'éléments (la colère de l'amoureux dépité) qui sont exprimés au moyen d'une débauche d'expressivité:

Derreniego del amor,
doyle a rabia y doyle a huego,
dél blasfemo y dél reniego
con gran yra y gran furor,
pues que siempre su dolor
non me dexa reposar,
ni aun apenas resolgar
mostrando me disfavor.

(vv. 1-8)                


Cette strophe se situant dans le cadre d'un monologue de type dialogique, l'absence d'interlocuteur concret est palliée par cette adresse à un vague Dieu Amour qui n'est pas nettement caractérisé, mais dont on reconnaît aisément la tyrannie. Nous sommes là dans une thématique directement empruntée à la poésie latine et reprise dans la poésie de cour, et rien dans les concepts maniés n'est propre à un personnage rustique. Le traditionnel sayagués caractérisant le langage des paysans au théâtre est absent de cette strophe située au début d'une pièce qui, pourtant, ensuite en fera un grand usage. Les effets formels ne seront donc pas à chercher dans cette direction. L'absence d'interlocuteur concret, propre au monologue dialogique, permet aussi de renforcer la focalisation du spectateur sur le personnage de l'amant malheureux, dont l'insatisfaction est le moteur unique de l'action de cette pièce (vaincre les résistances de Beringuella, puis vaincre les résistances de l'autorité grand-paternelle qui s'opposera à ce mariage...). Mais plus qu'une plainte sur le thème du désespoir amoureux, cette strophe est une explosion de colère dont les manifestations sonores très accentuées sont particulièrement adaptées à la scène.

Le travail du dramaturge sur les formes s'opère d'abord sous forme d'accumulation d'éléments de rhétorique aisément repérables. L'éclatement de la rage est rendu perceptible par les sonorités rocailleuses du rr double interne ou à l'initiale (derreniego, rabia, reniego), qui soulignent l'accumulation tumultueuse des verbes à la première personne et réussissent à poser avec énergie la voix poétique; les synalèphes qui engloutissent une partie du vers renforcent le rythme tempêtueux: «doyle a rabia y doyle a huego». Les images violentes (doyle a huego; non me deja... resolgar) sont à la fois très physiques et très connotées (connotation religieuse, thème sous-jacent du péché et du châtiment), et expriment fort bien le combat inégal entre les deux adversaires que sont le puissant et dédaigneux dieu Amour et l'amoureux frustré dont la rage verbale est présentée comme une compensation à l'infériorité de sa situation. La transgression est violente dans cet énoncé où le principal des péchés de la langue (ira) entraîne dans son sillage ses trois associés: maledictum, murmur (contre un supérieur) et perjurium. La manifestation sur scène de ce péché multiple voisine avec l'évocation de l'enfer vécu par le locuteur (non me dexa reposar)2, enfer auquel, par effet de miroir inversé, il essaye de vouer l'Amour, son persécuteur (doyle a huego). Un rythme fortement marqué s'affirme dans cette strophe: dans la composition des vers, on relève la présence d'un rythme binaire disposé avec une grande symétrie, aux vers 2-4, autour de l'axe central du y:

doyle a rabia y doyle a huego,
dél blasfemo y dél reniego
con gran yra y gran furor,

Des effets d'écho interne rendent un peu plus complexes ces effets élémentaires: le y anaphorique s'appuie sur le y de yra, et le verbe derreniego est repris en écho presque parfait par le groupe del reniego.

Le travail sur les formes se manifeste ensuite dans des effets de prosodie: la grande régularité du rythme prosodique initial (derreniego // del amor), avec un accent fort sur la première et la troisième syllabe, est soulignée par l'attaque brutale sur la dentale d. Cette régularité s'étend sur l'essentiel de la strophe et se voit perturbée à la fin seulement, dans les deux derniers vers, au moment où l'épuisement du souffle de la tirade coïncide avec l'évocation explicite de la difficile respiration angoissée de l'amoureux:

Derreniego del amor,
doyle a rabia y doyle a huego,
dél blasfemo y dél reniego
con gran yra y gran furor,
pues que siempre su dolor
non me dexa reposar,
ni aun apenas resolgar
mostrando me disfavor.

(vv. 1-8)                


La théâtralité des formes poétiques s'affirme aussi par l'emploi abondant de verbes performatifs, où la parole est action, particulièrement adaptés au langage du théâtre (ici, l'acte de maudire). L'efficacité du travail sur la forme repose, enfin, sur la potentialisation dûe à l'empilement des signes: le fracas verbal renforce l'hyperbole des déclarations sacrilèges contre le dieu Amour, et le balancement facile du rythme binaire ajoute son surcroît de lisibilité à ce qui était déjà une idée rendue très présente par l'emploi d'un lieu commun (le désespoir amoureux). Force d'expression et facilité de perception se potentialisent mutuellement dans un effet de redondance, dont on sait qu'au théâtre, il n'est pas un défaut, mais une qualité, voire une règle de fonctionnement. Mais, outre leur expressivité intrinsèque dans la description du discours amoureux, ces procédés ont d'autres avantages et permettent, tout d'abord, la caractérisation du personnage: simultanément à l'identification que permet le costume de scène du berger, la puissance rocailleuse de la première moitié de la strophe est chargée d'apporter déjà un début de note rustique, nécessaire en l'absence d'autres marques langagières de ce type. Ces éléments formels très marqués permettent aussi l'augmentation du niveau sonore, nécessaire dans les premiers vers qui ouvrent une représentation théâtrale. Il est toutefois difficile de distinguer ce qui, dans la puissance des effets formels de cette strophe, a trait aux nécessités de cette élévation technique du niveau sonore, de ce qui a trait à la caractérisation du personnage rustique. Sans doute Lucas Fernández joue-t-il très consciemment sur les deux plans à la fois, la double utilisation d'un même procédé étant l'une des caractéristiques de cette écriture très pragmatique.

Les procédés rhétoriques ont facilité, dans l'oreille du spectateur, la mémoire immédiate des rimes qui engendre une lecture globale des mots placés dans cette position privilégiée et conduit à des associations fructueuses, d'abord observables, par voisinage immédiat, de vers à vers (amor associé à huego, furor à dolor), ou à plus grande distance: amor (v. 1) et disfavor (v. 8), ou encore, si l'on sélectionne les quatre mots en position de rime a dans le schéma ABBA ACCA de la copla castellana, le groupe «amor, furor, dolor, disfavor» forme un ensemble qui condense parfaitement tout le contenu de ce début de pièce.

Ces puissants effets formels soulignent la composition de la strophe: le thème de la rage amoureuse est lancé dans le premier vers, déployé ensuite, et suivi d'un début d'explication fourni au spectateur. La strophe est très clairement structurée et donc aisément perceptible auditivement et, de plus, organisée selon une stratégie qui ménage le suspense sur les raisons précises de cette explosion verbale et maintient en haleine le spectateur. L'ensemble de la strophe propose une argumentation logique, non pas dans l'ordre normal cause/conséquence, mais dans l'ordre inverse, avec antéposition de l'exposé de la conséquence à celui de la cause: l'expression de la colère précède celle de la frustration amoureuse qui en est la cause. Cet effet de forme syntaxique agit efficacement sur le récepteur. Il a l'avantage, tout d'abord, de frapper les esprits par l'intensité de l'affect mis en scène, avant de passer au plan de l'explication rationnelle: on agit sur l'émotion et la sensibilité avant de satisfaire la raison et la curiosité du spectateur. Il a le second avantage de conserver le suspense et de maintenir la curiosité jusqu'à la fin de la strophe et même au-delà, puisque, pour le moment, l'on ne donne en pâture au public qu'un explication partielle: le spectateur devra attendre la strophe suivante pour savoir quel est l'objet de ce violent désordre amoureux. Cette construction a le troisième avantage d'utiliser au mieux le potentiel du souffle. L'ensemble de la strophe est une protestation-fleuve dite d'une seule émission de voix: elle est composée d'une longue phrase torrentielle qui provoque l'épuisement du souffle. Le dramaturge utilise jusqu'à ses limites la capacité respiratoire de l'acteur et profite de la chute de puissance de l'émission vocale pour passer de l'expression de la colère explosive à celle de la plainte frustrée.

On a pu observer, dans cette première strophe, le haut degré de «rentabilité» expressive des formes poétiques et l'absence de procédés rhétoriques qui ne seraient pas mis directement au service de l'efficacité de la parole dramatique. Lucas Fernández a même su tirer un excellent parti des contraintes matérielles qui sont celles du langage dramatique dans une strophe aperturale. Le soin avec lequel le dramaturge a travaillé la forme de son texte offre à l'acteur chargé de dire ces vers un terrain d'expression fertile.



Le second exemple principal sur lequel on s'appuiera pour montrer le plaisir des formes poétiques dans cette pièce de Lucas Fernández est la sixième strophe, celle où l'amoureux solitaire voit avec ravissement apparaître dans son champ de vision la bergère:

Mas no sé quién biene allí,a
¡O, si fuesse Beringuella!b
¿Sí es ella, o ño es ella? b
¡Ella, ella es! ¡Juro a mí!a
¡Juro a diez! ¡dichoso fuy! a
¡O, quanto me huelgo en vella! c = b
Divisalla y conocella, c = b
¡ñunca tal gasajo vi!a


(vv. 41-48)                


La cahier des charges de cette strophe de transition est très lourd: passer du monologue au dialogue, en préparant l'introduction de la bergère à l'interlocution dans la strophe suivante, montrer l'inversion complète de l'état d'esprit du berger BrasGil qui passe de la dépression amoureuse à l'allégresse de la rencontre, s'ajuster au rapprochement des deux personnages dans l'espace dramatique et dans l'espace scénique, une fois que Beringuella y a pénétré. Aussi bien l'évocation des effets produits par Beringuella sur le berger que l'expression concrète du déplacement dans l'espace dramatique et scénique de Beringuella, et que les procédés qui préparent l'incorporation au dialogue de ce personnage, tout est consacré à Beringuella dans cette strophe, même si elle n'y prononce pas encore un seul mot. Cette strophe montre Beringuella sous les traits de la bergère idéalisée et désirée, digne objet de l'amour passionné précédemment manifesté par BrasGil. Et si le dramaturge fait que Beringuella n'intervient pas encore dans cette strophe, c'est pour mieux poser la bergère en objet amoureux encore inaccessible: elle est encore, dans cette strophe où elle est déjà si présente, l'absente qui a motivé les plaintes antérieures du berger.

Dans cette strophe, le berger se livre avec ivresse à la jouissance de répéter à l'envi les sonorités évocatrices du nom de sa belle, et c'est certainement, dans ce début de pièce, la strophe où le plaisir des formes est montré de la façon la plus éclatante, mais toujours dans une perspective propre à l'art dramatique.

Tout repose donc sur le nom du personnage Beringuella. Autant le double prénom monosyllabique populaire BrasGil ne laisse aucun doute sur la rusticité du personnage, autant l'ampleur, un brin prétentieuse, mais ô combien musicale, du nom de Beringuella fait de la bergère autre chose qu'un simple personnage rustique: elle reste l'incarnation de l'idéal féminin capable de motiver l'amour du berger et donc le déroulement de la pièce. Ce qui donne tout son charme formel à cette strophe, c'est que ce prénom non seulement y atteint l'assomption de la place à la rime, mais l'envahit toute entière. Toute la strophe est nourrie de cette dernière syllabe du prénom de la bergère, qui n'est autre que le pronom personnel féminin ella, qui, lorsqu'on le réunit à sa propre initiale, B, donne bella (net avantage de la forme espagnole de ce prénom par rapport à la forme française Bérangère).

Le spectateur sait déjà depuis la deuxième strophe comment se nommait la belle absente. Mais le prénom avait été laissé en retrait, à l'intérieur du vers, à l'abri des feux de la rampe de la place à la rime (v. 9-12). Curieusement, plus aucune autre allusion au personnage de Beringuella n'avait été faite ensuite, si ce n'est un rapide «cuydo que no la allaré» (v. 14), le texte du monologue de BrasGil se perdant dans les méandres de la description des symptômes amoureux presque au point de faire oublier au spectateur l'objet de cet amour. Les mentions du prénom de Beringuella seront d'ailleurs fort rares dans l'ensemble de la pièce, ce qui ne donne que plus de relief à l'explosion onomastico-poétique qui se produit dans la strophe 6.

On observe une série d'éléments formels remarquables. Le dramaturge a choisi de peupler du nom de l'absente cette strophe qui précède l'entrée en scène, en multipliant les échos du prénom Beringuella: le segment ella est répété soit sous la forme du pronom personnel sujet ella qui exalte la présence de la figure féminine, soit en forme composée dans des mots autres, compositions d'autant plus faciles à mettre en œuvre que la forme contractée de l'infinitif et du pronom complément vella, au lieu de verla, très usitée au XVIe siècle, multiplie les possibilités. On note un effet de concentration dans la strophe: après avoir été lancé une première fois par la mention effective du prénom Beringuella, le segment final ella ne revient pas moins de six fois encore. Dans une strophe de huit vers, la concentration est d'autant plus marquée que le premier et le dernier vers sont libres de cet effet: les sept mentions du segment ella s'accumulent, en réalité, dans le bref espace de six vers. Lucas Fernández joue aussi sur la forme poétique elle-même: la strophe devrait être composée sur le modèle abba acca, c'est-à-dire sur trois rimes. Or, dans cette strophe, les rimes sont exceptionnellement réduites à deux, bb et cc étant la même rime en -ella. On voit, par ailleurs, que le segment ella est mis en relief par divers procédés de soulignement, comme, tout d'abord, l'antithèse, renforcée par l'effet de symétrie, de l'expression «¿sí es ella /o/ ño es ella?» (v. 43)3; ensuite, la répétition: ¡Ella, ella es! ¡Juro a mí! (v. 44). Lucas Fernández réussit même le prodige de juxtaposer trois fois le mot ella, entre la fin du vers 43 et le début du vers 44:

¿sí es ella /o/ ño es ella?
¡Ella, ella es! ¡Juro a mí!

On remarque ensuite la présence dans le vers «Divisalla y conocella» de la forme assez proche phonétiquement -alla, ainsi que l'utilisation, dans les deux premiers tiers de la strophe, d'une syntaxe qui privilégie les phrases très courtes, d'un demi-vers ou d'un vers, dont l'impact est d'autant plus fort qu'elles sont faites essentiellement de fragments exclamatifs. Cette structure accidentée donne encore plus de relief aux occurrences de ella, qui sont moins prisonnières qu'elles ne le seraient si elles étaient prises dans un flux syntaxique plus ample. Il se produit, également, un effet de mémoire des rimes très signifiant qui permet de lire: Beringuella /vella (= 'verla') (lu subliminalement bella), en même temps qu'il insiste sur le plaisir de la vue. Enfin, l'alternance contrastée de la rime llana «ella» avec une rime doublement aguda par son accentuation et par la stridence de la voyelle i (allí, mí, fuy, vi) renforce la perception du retour obsédant de ella.

Ce travail sur les sonorités du prénom concrétise la présence du personnage sur scène et se combine avec l'effet visuel propre à l'univers dramatique: la silhouette de Beringuella est un mirage qui apparaît au loin, mais sa présence est tellement désirée et fantasmée, qu'il se produit un effet d'irréalité. La strophe est construite sur le passage progressif du souhait («¡O, si fuesse Beringuella!») à la réalité («¡Ella, ella es!»), en passant par une phase de perception incertaine («Sí es ella o ño es ella»). Les multiples échos internes sur le prénom de Beringuella commentés plus haut concourent à exprimer cet effet de vacillation visuelle. Le processus de rapprochement progressif des personnages s'étale sur la durée de la strophe afin de s'ajuster au temps d'approche scénique de Beringuella; quoiqu'en accéléré, comme le permet la convention théâtrale, Lucas Fernández crée un effet de réalisme, passant du moment où le personnage est peu reconnaissable (au cinéma il serait présenté en «plan général»: «Mas no sé quién viene allí»), à celui où il est clairement identifiable, processus fort justement saisi dans sa globalité par le vers 47: «Divisalla y conocella».

Cette débauche d'échos internes sur ella est aussi chargée de traduire l'émotion amoureuse à son comble. Le personnage de BrasGil s'était autoprésenté comme en état de carence affective et la perception soudaine de l'objet manquant déclenche cette salve de paroles enthousiastes marquée par le psittacisme de l'émotion débordante: «¡Beringuella, ella, ella!», bégaiement non dépourvu d'effets comiques. Ce rétrécissement du champ de perception au seul nom de Beringuella et aux affects provoqués par son apparition dépeint in vivo cette maladie d'amour dont le Berger avait évoqué un peu avant les symptômes tragico-burlesques. De plus, la mise en scène de ces manifestations de joie crée un fort contraste avec la peinture de la dépression amoureuse qui envahissait les strophes précédentes.

Le travail insistant sur les sonorités du prénom permet de dresser le portrait d'un idéal féminin: Beringuella, plus qu'un personnage rustique, est l'archétype de la belle qui se dérobe à l'amour. Lucas Fernández lui fait subir très peu du ridicule paysan qu'il inflige au personnage de BrasGil. Tout au long des cinq premières strophes, Beringuella a été hissée sur le piédestal de l'idéalisation de l'absent. Toutefois, on note que Lucas Fernández s'est gardé de la trivialité de faire rimer platement Beringuella avec l'adjectif bella, comme il aurait été facile de le faire. Les jeux sur le prénom Beringuella, on l'a vu, préparent l'introduction de celle-ci dans le dialogue. Sans même encore lui donner la parole, le dramaturge laisse ce personnage féminin prendre tout à loisir la place primordiale qu'il va avoir dans le texte. L'idéal féminin s'incarne dans toute sa force dans ce prénom qui renferme en lui la forme du pronom.



En complément à ce qu'on a pu observer dans cette strophe 6, il est instructif de rechercher, justement parce qu'elles sont rares, les autres apparitions du prénom de Beringuella dans la pièce, ainsi que les occurrences du simple segment ella, même sous une forme intégrée dans un mot. On trouve, à la strophe 8, le segment ella à l'intérieur d'un mot, dans une réplique où Beringuella proteste contre les déclarations enflammées de BrasGil, qu'elle juge paroles trompeuses: «Bien llo sabes rellatar, /¡quan llarga me la llevantas!» (vv. 57-58, strophe 8). Plus loin, à la strophe 12, le prénom de Beringuella réapparaît, mais une seule fois, sans échos internes et à l'intérieur du vers, et non pas à la rime. Cette réapparition coïncide avec un moment clé de la pièce: Beringuella vient de repousser durement BrasGil, et celui-ci s'exclame douloureusement: «-Ay, Beringuella garrida, / no seas tan zahareña!» (vv. 89-90). Plus loin encore, au vers 466, le pronom féminin ella réapparaît, non pas pour désigner la bergère, mais la «madre señora» (la grand-mère) de BrasGil. Nous sommes dans la deuxième partie de la pièce, où, après avoir vaincu les résistances de Beringuella, BrasGil doit maintenant convaincre le grand-père de celle-ci d'accepter qu'ils se marient. Le vieillard est violemment réticent et veut même traîner BrasGil devant les tribunaux, parce qu'il croit qu'on lui a défloré sa petite-fille. Pourtant, en écoutant la généalogie de BrasGil qui veut montrer son honorabilité, le grand-père de Beringuella découvre qu'il a bien connu autrefois la grand-mère de BrasGil, et cette découverte transforme brutalement son hostilité en amabilité. Le mariage pourra donc se faire. Ce revirement qui conduit à un dénouement heureux se produit à l'issue de cette réplique du grand-père: «Yo y ella gran conocencia / tenemos de lluengo tiempo» (vv. 466-467). L'apparition de figure archétypale de la grand-mère a donc un effet décisif et le pronom ella ouvre la voie au mariage. Une double résurgence du segment ella, intégré à l'intérieur des mots, se produit encore, aux vers 510 et 513, dans une strophe qui fait partie d'un morceau de bravoure, l'énumération par le grand-père de tout ce qu'il va offrir en dot pour le mariage de sa petite-fille Beringuella; cette amusante énumération d'éléments concrets de la vie rustique comprend, entre autres, des ustensiles de cuisine, parmi lesquels la gamella qui voisine avec d'autres éléments de vaisselle, les cuencas, barreñas, duernas et dornajos, el l'encella (éclisse à fromages). Comme il s'agit de termes techniques dans un domaine où le dramaturge a voulu être assez exhaustif, nous ne tirerons rien de la présence de ce ella, si ce n'est qu'il évoque l'univers féminin de la cuisine et de la fromagerie et que, pour la gamella, c'est un élément qui s'inscrit dans une suite de récipients creux auxquels il est permis d'associer les traditionnelles connotations psychanalytiques attachées à ce genre d'objets. On constate enfin une autre résurgence du segment ella au vers 550: MiguelTurra, respectable paysan marié qui a contribué à la réconciliation entre BrasGil et le grand-père de Beringuella interrompt BrasGil dans sa propre énumération de ce qu'il va offrir lui-même à sa fiancée, lui disant «Harto asbondo as rellatado».

Tout finit avec l'annonce du mariage, et MiguelTurra appelle sa femme Olalla pour lui annoncer la nouvelle, ce qui donne l'occasion de faire trôner à nouveau Beringuella à la rime, en renforçant le prénom d'un double écho, et en l'associant, enfin, au mot bella, ce qui n'avait pas été fait dans la strophe concsacrée majoritairement à ces effets.

M
¿Sabes cómo es desposada
con BrasGil ya Veringuella?
Ol.
Por esso está oy tan vella,
tan galana y repicada.
M
Toda está recrestellada4.

(vv. 562-566)                


Cette apothéose du personnage de Beringuella culmine, dans le villancico final, sur une dernière nomination qui est presque une canonisation, si l'on observe que le nom de Beringuella rime avec un nom de sainte de fantaisie qui n'est autre que la propre sanctification de l'idéal féminin:

Ayna, Bras, tú y Beringuella
salí, salí acá a vaylar.
Que nos praz, ¡juro a Santella!

(vv. 612-614)                


Par ailleurs, on constate que la dernière occurrence du prénom Beringuella est, enfin, associée au prénom de BrasGil, dans une célébration destinée à sceller le triomphe de leur couple.

Quelle conclusion tirer de ces résurgences successives du segment ella? On a pu observer que le réseau d'utilisation du prénom de Beringuella et de sa terminaison est fortement signifiant et coïncide soit avec des moments-clés de la structure de la pièce, soit s'inscrit dans une thématique d'évocation de l'univers féminin. Parallèlement, dans le paradigme du monde féminin tel qu'il apparaît dans le texte, il se produit une sur-représentation du «a» et de la liquide «ll» qui est confirmée par le dernier prénom féminin, celui d'Olalla, représentante emblématique de la figure de la femme mariée (on ne fera tout de même pas de rapprochement entre gamella et le composé d'Olalla, la olla!)5.

Le rapprochement de ces deux brefs échantillons strophiques et de ces quelques résurgences auront permis, on l'espère, d'attirer l'attention sur le fait que les formes poétiques du texte de Lucas Fernández, aussi bien dans le rôle qu'elles jouent à l'intérieur de la strophe que dans l'organisation générale de la pièce, sont très nettement marquées par les nécessités du genre dramatique.





Indice