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Elements pour une lecture de Cumandá

Daniel-Henri Pageaux





Cumandá (1879), premier roman équatorien dû à Juan León Mera (1832-1891) est une curieuse histoire d'amour entre frère et soeur qui ignorent longtemps leurs liens familiaux. Ils sont les rescapés d'un massacre, comme leur père qui s'est fait missionnaire. Dès le prologue, Juan León Mera offre à son lecteur des clés -des références littéraires- pour entrer dans cette romanesque histoire: Cumandá o un drama entre salvajes (éd. Austral, 1035). Deux écrivains espagnols, deux autorités, livrent leurs sentiments sur l'oeuvre en question. Si Juan Valera en profite pour rompre une lance avec le naturalisme, Pedro Antonio de Alarcón est plus explicite: Cumandá, c'est moins Chateaubriand que Fenimore Cooper: Repito que es Cooper! De son côté, Juan León Mera, dans sa lettre au Directeur de la Real Academia Española, n'élude pas le double modèle auquel pensait Alarcón. Il revendique une originalité qu'on ne saurait effectivement lui dénier: celle du terrain choisi. Mera n'avance, pour la défense et illustration de son oeuvre, que la différence évidente qui existe entre la cabane des Natchez et l'aire d'action des Indiens Jibaros. Du même coup, la mention des Natchez, sur laquelle Mera insiste, repousse au second plan (oublie?) l'autre modèle: Cooper.

Il suffit de feuilleter la bibliographie consacrée à Cumandá (fort succincte) pour s'apercevoir que la critique a comme emboîté le pas à Mera, insistant sur Chateaubriand, et parfois plus sur Atala que sur Les Natchez (voir les travaux de J. E. Puente). Pourtant, une attention portée au texte «américain» de Chateaubriand aurait pu orienter la lecture de Cumandá vers des horizons esthétiques ou idéologiques éclairants. Il n'est pas sans intérêt de constater en effet que l'un des modèles acceptés par Mera -Les Natchez- représente, comme l'a montré pertinemment Pierre Barbéris, un texte hybride, procédant d'une alliance précaire, problématique de plusieurs modèles entre lesquels Chateaubriand a hésité: d'où ce caractère indéfinissable, tenant à la fois de l'épopée et du roman. Mais trois quarts de siècle séparent Les Natchez de Cumandá. Et si Chateaubriand s'est tourné vers le XVIIIème siècle -son siècle- pour trouver des modèles narratifs ou romanesques, Juan León Mera puise délibérément dans le romanesque mis à la mode par le XIXème siècle: le roman imité, issu plus ou moins directement du feuilleton, le roman dit «populaire». C'est dans ce contexte qu'on peut retrouver Cooper, un Cooper traduit, revu, corrigé et encensé par le romantisme français.

Tel est bien le premier paradoxe de Cumandá, générateur, pour le lecteur du XXème siècle, d'un véritable malaise: la cohabitation d'un modèle épique (ou plus exactement les vestiges d'un modèle épique) avec une écriture feuilletonesque qui donne à Cumandá sa véritable unité, on n'ose dire sa cohérence.

Qu'entendons-nous par écriture feuilletonesque, par roman populaire? Reconnaissons qu'une lecture du «Cooper français» (cf. Le bûcher d'Hercule), Gabriel Ferry, l'auteur de Costal l'Indien, largement diffusé pendant toute la seconde moitié du XIXème siècle, en particulier dans la fameuse Bibliothèque des Chemins de fer de Louis Hachette, roman de gare donc..., a fortement conditionné notre approche de Cumandá). On y retrouve les procédés d'une rhétorique feuilletonesque, la prolifération des stéréotypes, l'existence d'un point de vue idéologique «bourgeois», indissociables du genre littéraire dit «roman populaire».

L'une des caractéristiques du «genre», c'est l'organisation du texte à partir d'un narrateur omniprésent, omniscient, omnipotent. Sans doute cette présence est sensible dans d'autres productions romanesques du XIXème et du XXème siècles. Mais dans le cas du roman dit populaire ou du feuilleton, cette présence obsédante du narrateur ne laisse aucun espace possible au lecteur: de l'intérieur le narrateur contrôle son texte, lui imprimant une seule dimension, une seule interprétation possible. C'est bien le caractère unidimensionnel, univoque du récit qui fondent la littérature de large consommation, standardisée qu'on appelle populaire.

Ce caractère univoque est à ce point poussé et patent dans Cumandá qu'il est impossible de trouver dans ce texte la moindre trace d'écriture symbolique. Les deux palmiers brûlés sont immédiatement expliqués, sans que la moindre ambivalence poétique ait eu le temps de se développer. Il en va de même pour ce que l'on pourrait tenir comme l'ambivalence majeure du texte: les emplois de hermano, hermana, padre, hija dans les dialogues ont déjà été présentés dans le récit de manière à permettre une lecture à double sens.

Dans Cumandá, le narrateur omniprésent se manifeste par ses constantes intrusions afin que le lecteur adopte son point de vue. Celui-ci est pris à témoin grâce à des gloses morales, à des phrases sentencieuses, à des interjections innombrables, à des phrases incises, véritable voix off du narrateur qui a pris en charge la seule interprétation possible, à imposer au lecteur, escomptant son acquiescement à des propositions larges et élémentaires: une littérature du consensus idéologique. ¡Oh misterios del pobre corazón humano! (p. 90)... Juzgue quien sea capaz de ello (p. 187), Tal es siempre el influjo de las palabras del poderoso (p. 104), He aquí la eterna suerte del hombre en esa tierra (p. 121)... Le lecteur est pris aussi comme norme explicite, comme garant des topoï moraux sur la mort, sur les âmes sensibles, sur le temps qui passe, sur le sentiment maternel, sur les beautés de la Nature, sur l'intelligence humaine, etc. (p. 104, 105, 107, 146, 183, 190, 191...). Littérature morale, édifiante parce qu'elle édifie un lien solide de conformité entre le texte et son destinateur, grâce à un narrateur qui, comme le «poète» Carlos, sent l'irrésistible besoin de sacar de ese espectáculo (un) pensamiento moral o filosófico (p. 128). La pensée est immédiatement assimilable, acceptable, compte tenu du niveau de généralité de l'enjeu: ¡Gran Dios qué toques los que das al corazón humano! (p. 199).

Une autre possibilité de contrôle du texte et des réactions du lecteur est obtenue par l'adjectivation. Impossible d'imaginer la chose, l'être sans son attribut obligé, caractéristique. Cumandá est l'univers dans lequel chaque élément a reçu du narrateur, comme d'un Créateur, son épithète qualifiante, ses attributs essentiels. Il n'est pas jusqu'à l'antéposition de l'adjectif qui ne vienne renforcer ce procédé de conditionnement, aussi bien du lecteur que du personnage ou de l'élément en question: monde unidimensionnel dans lequel tout est à sa place, défini, hiérarchisé: las tardas tortugas, la encantadora joven, las diligentes mujeres. Quelque chose est-il funeste? Il est qualifié de negro. Mais Mera affectionne particulièrement les adjectifs élégants, cultos, les doublets proches du latin, des palabras esdrújulas qui viennent, dans son esprit sans doute, habiller, rythmer le récit: férreo, ígneo, cándido, bélico, trémula, benéfico, cárdeno, prófugo, rústico...

Le narrateur omnipotent -second Dieu créateur- a donné une fois pour toutes quelques attributs essentiels, caractéristiques, définissant toute chose, tout être. Mais dans ce second cosmos -le roman- les personnages sont définis non seulement de façon aprioristique, définitive, essentialiste, mais de façon paroxystique, hyperbolique. Cumandá est la plus... la seule... Carlos, Tongana de même. D'où la fréquence des superlatifs absolus qui font entrer dans le monde des essences: cruelísimo, dulcísima, bonísimo, purísimo... Et des syntagmes figés tels que expresión de dolor única, inimitable y hasta inimaginable, el más hondo abatimiento, indescriptible... (p. 159. 187, 162, 187), que ni la lengua ni el pincel podrán nunca bosquejar (p. 162).

Une fois pour toutes, les personnages ont reçu quelques traits essentiels qui serviront à les définir, dans n'importe quelle circonstance. D'où l'adjectif habitual cautionnant l'attribut immuable (p. 169, 171), aunque sin perder la vivacidad que le es propia (p. 171), aunque siempre bella en medio de su desolación (p. 180). Variante de ce procédé attributif: l'utilisation massive de définitions stéréotypées qui classent les personnages en deux groupes: ceux qui peuvent avoir une individualité (le trio Carlos, Cumandá, Domingo) 'et les autres, définis génériquement, immuablement, par le présent de l'essence: los jíbaros son, los indios son... siempre... (p. 149, 185, 190, 192, 201), sans omettre cette perle dans le maniement du stéréotype: puede decirse que la oscuridad es menos oscura siempre para los ojos de un salvaje. (p. 161).

Monde du siempre, monde du nunca, monde de l'ísimo, Cumandá restitue un univers figé, où l'extraordinaire dévolu à des êtres d'exception (rara, extraña belleza, tan singular visión, tan extraño al común...) alterne avec la présentation indistincte de la masse «sauvage», simple et constant repoussoir pour une action hyperboliquement contée. On ne détaille pas les sentiments: ils sont d'emblée immédiats, absolus. N'est-t-il pas dit -autre limite du ridicule- que Carlos reçut le don poétique casi desde niño? (p. 79). Mais c'est chaque élément textuel (ou réel) qui se trouve frappé d'immutabilité: Cumandá regorge de clichés, de syntagmes figés: l'eau ne peut être que du cristal, des cheveux blancs des hebras de plata (p. 77), un cadavre ne peut être que «répugnant» (p. 198, 199), une flûte «mélodieuse» (p. 171)... Et encore: el volcán de la pasión (p. 207), le corps humain, su morada de arcilla (p. 201). Ici encore se retrouve, sous des périphrases, cette culture référentielle commune au narrateur et au lecteur, utilisée à satiété: triomphe du cliché, c'est-à-dire d'une culture conventionnelle, homologuée. Culture dans laquelle une jeune fille ne peut être que timide comme une colombe (p. 171), légère comme un petit papillon (p. 190), pâle comme un lys (p. 204, 206). Culture dans laquelle le vent a des ailes (p. 54, 55), la lune est la reine des étoiles... ou l'Amazone est le roi des fleuves (p. 42, 104).

Cumandá abonde en comparaisons qui indiquent bien l'action constante, régulatrice, du narrateur, seul moteur du récit, seule source possible d'équivalences à partir desquelles s'élaborent les deux séries de la comparaison. Mais voici que le mécanisme dévoile le parti pris esthétique: la comparaison, loin d'aboutir à un effet créateur, poétique, n'est qu'un élément supplémentaire d'illustration, d'ornementation. Pire: d'explication. Le mécanisme de la comparaison dans Cumandá permet de lire ce texte comme l'exemple achevé de l'antipoésie. En effet, le second terme de la comparaison (la véritable comparaison) n'est qu'une amplification explicative, introduisant le prosaïsme au lieu de ménager, selon les bons principes de la rhétorique, l'ennoblissement, la poétisation, le réagencement poétique (c'est-à-dire créateur) de l'élément choisi dans son univers d'origine. A quoi sert de comparer le saut de la jeune fille à celui d'un écureuil (p. 65), à dire trembler comme une feuille (p. 96), à comparer des jeunes filles à des cygnes (p. 95), à écrire: su corazón está como el polvo del camino en día de estío? (p. 205). Précision accablante, excluant là encore toute action autonome du lecteur, toute lecture productive, créatrice. C'est bien ce qui se passe lorsque le narrateur, implacable dans le détail exact, vivant, vécu, observé de sa comparaison (entendez: on s'y croirait!) écrit: como magníficos diamantes en el terso pecho de joven viuda, cuando levanta algún tanto el crespón que la cubre... como un trozo de nieve arrimado a la calcinada roca de un volcán et, lorsque l'imagination fait défaut: como tórtola a la vista de un milano. Le point d'aboutissement de cette écriture expressive est la métaphore filée et l'alliance à la limite du grotesque du sens propre et du sens figuré: la garra de la dolorosa sospecha ase cruelmente el corazón... Nous sommes passés de Chateaubriand à Ponson du Terrail...

On ne saurait cependant oublier les fréquentes apparitions de la comparaison ample, oratoire, clairement décalquée de l'épopée (sans référence précise, qu'il s'agisse d'Homère, Virgile, Ercilla, Chateaubriand). Mais le narrateur a eu soin de donner au chapitre VII (Un poeta) quatre noms qui lèvent toute ambiguïté et qui sont ceux affectionnés par Chateaubriand!, à savoir: Homère, Le Tasse, Milton, Camoens (p. 79). Aussi dans Cumandá relève-t-on les como... asi, les cual... asi, tout comme les ora... ora..., les o bien.., o bien..., pastiches en lambeaux des grandes épopées. Mais là s'arrête la ressemblance; là s'arrête l'habillage. Les grandes séquences dramatiques ou descriptives de l'épopée se changent en tableaux pittoresques, ou intégrant le «suspense» inévitable dans toute narration romanesque (Que dira Yahuarmaqui, Que répondra Tongana?...).

L'épopée se change en feuilleton en acceptant el soplo de una súbita fatalidad (p. 170) ou en accordant quelque puissance à une «main occulte» un peu trop présente. Cumandá tombe inéluctablement dans l'esthétique du feuilleton avec le cache-cache tragique (Cumandá-Carlos et la canoa), avec surtout la «scène à faire», variante de la narration à tendance paroxystique: maisons brûlées, larmes versées, sauvetage courageux, fuites éperdues, dialogues entrecoupés..., sans omettre les scènes attendrissantes par excès de vérité (c'est-à-dire de convention) et de détails: les fidèles à la messe (p. 167) ou les enfants au sein (p. 95) qui transforment le texte de Cumandá en une suite de tableaux «kitsch»:

Los chicos sueltan el redondo pecho que queda goteando dulce néctar y dirigen con asombro las miradas al punto señalado, o bien muchos se encogen asustados y hunden las cabecitas entre el cuello y hombro de las madres, como el pichón, que quiere ocultarse entre las plumas de la paloma.


(p. 95-96)                


Trop souvent le «pittoresque» ou la couleur locale viennent nuancer, orner, encombrer la narration. Tout devient sujet à scène (cuadro). Aux moments d'intensité le pittoresque n'est pas oublié: seule la Nature est belle, les Indiens sont laids, surtout moralement. Au mieux, ils sont des figurants dans une Nature qui garde beauté et noblesse, parce qu'elle est oeuvre de Dieu. On retrouve la fragmentation et la théâtralisation comme procédés d'écriture de l'exotisme (Voir sur l'établissement de ce modèle Le bûcher d'Hercule).

L'Indien sert à introduire un dynamisme essentiel du récit dit «populaire»: le manichéisme. Oubliée la leçon d'Ercilla, le chantre de l'Araucana, admiré de Cervantes, qui avait su ennoblir le vaincu:


Y tanto el vencedor es más honrado
Cuanto más el vencido es reputado.


Dans Cumandá, la hiérarchie sauvage/blanco est constamment maintenue. Et précisément, Cumandá, comme personnage, est l'exception qui confirme la règle: Entre las de mi raza, abundante en belleza, no he hallado ninguna... (p. 59). Le reste des Indiens est là pour illustrer ce que le narrateur a posé, grâce au mot salvajismo (p. 102). Qu'est-ce que el salvajismo? D'abord, une infériorité morale généralisée (defectos inherentes, p. 54) et, chose curieuse pour ces sauvages vaincus, la «force» comme seul principe moral (p. 145). Ces défauts sont développés en opposition aux qualités «blanches», plus ou moins explicitement inscrites dans le texte. C'est ainsi que les Indiens sont du côté de l'animalité (d'où l'humanité du côté des blancos); les Indiens sont placés dans le champ sémantique du diabolique (saña infernal, carcajada diabólica, ojos satánicos..., p. 74, 101, 142). Ils appartiennent au monde de l'irrationnalité, voire de la folie, parce que les racionales sont aussi les blancos, même s'ils sont cruels, oppresseurs, tyrans. Les Indiens se soulèvent-ils? Ils sont, déclare le narrateur, des pobres dementes (p. 76).

Mais ce qui range définitivement Cumandá dans le camp du romanesque et lui fait abandonner, en dépit de quelques oripeaux stylistiques, le registre de l'épopée, c'est le traitement accordé à l'Histoire. Ce qui fonde l'épopée, entre autres, c'est l'histoire d'une communauté, d'une ethnie, à travers une geste individuelle ou collective. Or, Cumandá est le lieu où s'effacent significativement l'Histoire et ce que l'on appelle communément le héros épique.

Cumandá n'est en aucun cas la narration d'une geste historique collective. Parce qu'il s'agit d'un texte romanesque, il y a retour au passé, pèlerinage à otros tiempos (p. 41, 66). Cumandá est, sous cet angle, un essai parmi d'autres, de roman historique. Nous visitons des lieux grâce à la mémoire; la prose actualise, fait revivre le passé (lo estamos visitando con la memoria, p. 67, 93), años antes (p. 71). Le texte est ordonné selon un aujourd'hui (hoy, ahora) et un avant (antes). Il n'y a guère qu'un seul point de repère historique opératoire: l'expulsion des jésuites, présenté comme aussi catastrophique, sinon plus, que les exactions de la conquête.

Cumandá n'est pas même une narration à authentique dimension nationale, en dépit de l'utilisation de nuestro pueblo. Le narrateur, comme Carlos, pense, écrit avec des références européennes et tient à comparer les réalités «nationales» aux données européennes: tantôt il s'agit du mirage grec; tantôt il s'agit des grands génies de l'Europe (Mozart, mais aussi Donizetti...). Le narrateur va même jusqu'à définir l'espace amazonien à l'aide d'une référence géographique «exotique»: ese gran Sahara de verdura (p. 44). Le prêtre indien est introduit par une comparaison encore plus surprenante par son exotisme chronologique et spatial: el terrible druida (p. 187).

A l'effacement de l'Histoire transformée en historia, anecdote romanesque, correspond l'effacement du «héros». Il convient de voir en Carlos la dramatique conséquence d'une imitation moins systématique que caricaturale de René. Comme son frère américano-breton, Carlos est le protagoniste du «vague des passions» et plus encore du «non désir», pour reprendre un mot de Pierre Barbéris. Mais au lieu de se constituer, de s'élaborer comme personnage romanesque, problématique, Carlos est présenté d'emblée comme l'être hyperboliquement «chaste», essentiellement «angélique». Au fond, Carlos est métaphoriquement, symboliquement, «blanc», comme le blanc d'un texte ou comme le mariage blanc. Autre décalage sensible, dû à la chronologie: Carlos est moins «romantique» que «post romantique», même si ce découpage et cette périodisation sont discutables dans une transposition hispano-américaine. Carlos est le poète spirituel, l'Idée incarnée: Lamartine, Vigny et Hugo sont passés et ont été très schématiquement assimilés. C'est ce qui explique cette opposition entre le «Poète» Carlos et les masses vulgaires, entre l'aspiration à l'Idéal et la vulgarité de la vie sociale qu'a fuie Carlos. Mais du René ou du «vates» romantique il ne reste plus qu'une caricature: Carlos n'a gardé de ses modèles qu'une pose. Il n'est strictement qu'une attitude (cf. actitud, p. 194, 207). Carlos est défini, psychologiquement, par la pose qu'il répète: la barba en la mano abierta, puesta la abierta mano en la mejilla (p. 65, 127). Tendance à l'extériorité, à la théâtralité qui n'est que trop visible aussi chez le père (p. 179), chez Cumandá (el porte y el aspecto de verdadera heroína, p. 189). Ultime pose révélatrice de Carlos, véritable image emblématique de sa virilité «en blanc»: le désir de mourir comme un autre saint Sébastien, clavado con vuestras flechas. Excès d'interprétation? La mort plastique se fait révélation intime lorsqu'il s'écrie: Heridme por piedad, inversant définitivement la relation sexuelle sinon normale, du moins attendue. Comment alors ne pas associer son compañero, un záparo atlético, nanti ou pourvu d'une enorme lanza, qui significativement se présente à la vierge Cumandá comme el fantasma de su inexorable destino (p. 183)?

Passons donc de l'anti-héros à celle qui prend «l'allure et l'aspect» d'une héroïne. C'est la fonction de Cumandá dans le texte qui nous intéresse. Cumandá, la première à mourir, apporte par sa mort une double conclusion. Osons dire que la mort de Cumandá est doublement utile. En premier lieu, elle est l'expression «littéraire» du «châtiment» du Père Domingo.

Todavía no has satisfecho toda tu deuda; tus antiguos delitos claman todavía al pie de mi trono y piden completa reparación; pena y sufre.


(p. 182)                


La parole de Dieu est intéressante. Il est licite de voir ici l'embryon de toute situation tragique, situation dans laquelle «la culpabilité repose sur les fils» pour reprendre la théorie de Jekels que rappelle Charles Mauron dans un passage où sont comparées tragédie et comédie (Psychocritique du genre comique, Corti, 1964: 56). Cumandá dit bien à Carlos: Vive para tu padre (p. 188) et Carlos n'a pas manqué de «penser» à son père (p. 125) et d'aligner son comportement sur ce qu'il pense être la position de son père. La conduite immature se fond, de manière éclairante, dans le schéma tragique élémentaire.

En second lieu, Cumandá décide de mourir pour sauver Carlos: c'est son idée fixe. Lorsqu'elle parle de se sacrifier (sacrificarse), c'est bien à Carlos qu'elle pense (p. 186). Sa démarche est dictée en cela par la passion, élément premier, essentiel de Cumandá (en tant que personnage féminin et «sauvage»). Mais le Père Domingo va présenter tout autrement le «sacrifice» de sa fille:

[...] se ha entregado a sus victimarios por Carlos y por vosotros... habéis querido ser salvados por una mujer, entregándola a la muerte.


(p. 193)                


Il faut croire que l'ascendant du Père sur les Indiens est réel, puisque ceux-ci, quinze pages plus loin, gémissent et répètent:

Bendita sea el alma y alabados el hombre y la memoria de la dulce virgen de las selvas que se entregó a la muerte por nosotros.


(p. 207)                


Le passage du vosotros au nosotros est aussi celui qui marque l'élaboration d'un mythe et son adoption par une communauté: la mort de Cumandá a servi à la réactualisation d'une histoire qui pourrait être celle d'une Vierge salvatrice. Une Jeanne d'Arc de la forêt amazonienne? Pourquoi pas. Un personnage double alliant la virginité (Vierge catholique) et la rédemption (Christ salvateur). Plus sûrement.

Cumandá, sorte de double du Christ, s'est sacrifiée en effet pour sauver, son frère, ses frères. Elle a été abandonnée par le Père (mais au moment où celui-ci sauvait une âme). Cumandá offrirait ainsi une solution édifiante à un récit entièrement tourné vers l'édification et le didactisme. Il est évident que la mano de Dios est ce qui donne la première secousse productrice de texte et qu'elle divise ce qui est cosmos et chaos. Du côté du chaos se trouvent les Indiens, aveuglés par leur «liberté», une liberté qui est dans la Nature, mais qui est pour tout homme un leurre (p. 45). Du côté du chaos se trouvent aussi les villes, les lieux de perdition et de civilisation, ceux qu'a fuis Carlos. Ces deux chaos sont renvoyés dos à dos, et ce dès la fin du premier chapitre, de même que sont rejetés les excès de la conquête comme ceux des Indiens (p. 77).

Pour Carlos, Cumandá représente l'idéal, parce qu'elle est la synthèse de deux mondes apparemment irréconciliables: le monde sauvage, d'un côté, le monde civilisé de l'autre. Or cette synthèse est impossible; elle est une solution impossible pour Carlos, non seulement parce que Cumandá est sa soeur, mais parce que cette synthèse suppose un retour à un temps antérieur impossible à réaliser:

Si no te haces guerrero, no puedes ser verdadero esposo de una salvaje.


(p. 63)                


La fonction de Cumandá par rapport à Carlos se précise alors nettement: Cumandâ est pour Carlos une «utopie», «son» utopie. Pourquoi ce terme, cette définition, cette fonction? Parce que, si l'on reprend l'analyse de l'utopie selon Louis Marin (Utopiques, éd. Minuit, 1973), Cumandá est le «neutre», le ne uter au sens grammatical (ni masculin, ni féminin). Transposons (est-ce d'ailleurs nécessaire?): sauvage et chrétienne et ni vraiment sauvage, ni plus tout à fait blanca (elle ignore en particulier l'écriture), ni sauvage ni blanche, ni épouse ni soeur, et épouse et soeur, synthèse problématique, la única mujer. Utopie aussi au sens d'idéal héroïque, parce que posséder Cumandá supposerait remonter dans le temps et redevenir guerrier alors que l'Histoire a passé.

Cumandá ne peut «servir» qu'aux «sauvages» (salvajes). Son «histoire» peut être utile à la regeneración cristiana (p. 69), seul idéal clairement exprimé dans le texte. Le «drame» de Cumandá servira à civiliser, «humaniser» (humanar, p. 49) ceux qui sont restés en dehors d'une civilisation chrétienne. Cumandá servira à la fois à tirer les Indiens de leur état sauvage et à rapprocher la religion chrétienne (qui est amour et don de soi) des Indiens sauvages. Ainsi Cumandá en mourant sert el Buen Dios et peut faire... de «bons sauvages» (le mot est dans le texte p. 69) lorsque ceux-ci auront compris et adopté le «mythe» Cumandá, fabriqué par le Père Domingo à leur usage: élaboration réussie si l'on se reporte au dernier paragraphe du texte, lequel se termine par le seul mot qui signifie la répétition et la ritualisation de l'histoire apprise, du mythe: oraciones.

Fin qui, cependant, ne permet pas de comprendre pourquoi on peut parler de un drama entre salvajes, puisque le livre se termine sur des sencillas y fervientes oraciones. A moins que ces sauvages n'aient été que les figurants d'un drame qui ne les concernait décidément pas. Histoire descendue entre salvajes et reprise (no olvidaron en muchos años la historia...), elle peut être lue comme une version romanesque de la conquête première du continent «sauvage» et de sa colonisation: soulèvement contre des propriétaires et adoption entre salvajes d'une nouvelle histoire qui leur raconte comment ils ont pu être sauvés. Il n'en reste pas moins que Cumandá dévoile aussi bien l'histoire conflictuelle des salvajes et des blancos, la nécessaire «évangélisation» comme solution annulant provisoirement, apparemment, les tensions (telle est bien l'idée maîtresse de Mera) que ce que l'on pourrait appeler, face à la donnée incontournable de la violence primordiale, l'idéologie blanca. Par un tour de passe-passe édifiant, l'inceste évité a beau se transformer en imagerie pieuse: on ne peut s'empêcher de lire aussi ce drama entre salvajes comme un drama entre criollos.






Références bibliographiques

Joseph E. Puente, «The influence of Chateaubriand's Louisiana on J. L. Mera's Cumandá», Revue de la Louisiane/Louisiana Review, 1972. I. p. 84-89. Puente est aussi l'auteur d'une thèse (Ph. D.) dont nous n'avons lu que le résumé dans les Dissertation Abstracts: The influence of Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand et F. Cooper in J. L Mera's Cumandá (D. A. I., 33, 1, 1972, 323 A). Sur les «images» chez Mera voir une autre approche dans Giovanni Bertini, «La imagen en la literatura hispano-americana. Algunos ejemplos de Cumandá y de Raza de bronze. Actas del V Congreso internacional de Hispanistas», Bordeaux, 1977, p. 185-197. Sur l'idéologie voir une autre optique dans G. Brotherson, «Ubirajara, Hiawatha, Cumandá. National virtue from American Indian literature», Comparative Literature Studies, 1972, p. 243-252.

Voir aussi Barberis (Pierre), A la recherche d'une écriture. Chateaubriand, Mame, 1974.



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