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Ramón de la Cruz et le mythe des amazones

Mireille Coulon


Université de Pau et des Pays de l’Adour

En 1772, alors que le mythe des Amazones semble connaître un regain d’intérêt, Ramón de la Cruz fait représenter un sainete intitulé La república de las mujeres, adaptation d’une comédie de Legrand, Les amazones modernes. Ainsi que le révèle l’analyse des deux oeuvres, Cruz a non seulement simplifié l’intrigue imaginée par son modèle français, mais aussi modifié considérablement la portée de l’original, en renforçant le rôle confié au gracioso, et en ridiculisant avec plus de férocité les velléités d’indépendance des femmes. Le sainete reflète ainsi parfaitement la conviction de l’auteur que celles-ci sont incapables d’assumer de hautes responsabilités.



En 1772, cuando el mito de las Amazonas parece suscitar nuevo interés, hace representar Ramón de la Cruz un sainete titulado La república de las mujeres, adaptación de una comedia de Legrand, Les amazones modernes. El análisis de ambas obras muestra que Cruz no se limitó a simplificar el enredo ideado por el comediógrafo francés, sino que también modificó considerablemente el alcance de la obra original, reforzando el papel del gracioso y recargando la sátira de las mujeres con pretensiones de independencia; de modo que el sainete refleja perfectamente las convicciones del autor en cuanto al bello sexo, incapaz de asumir altas responsabilidades.





Dans un “sainete” de 1772, intitulé La república de las mujeres1, Ramón de la Cruz traitait sur le mode comique la légende des Amazones, un thème avec lequel le public madrilène était familiarisé, puisque la troupe dirigée successivement par María Ladvenant, Nicolás de la Calle, Juan Ponce et Eusebio Ribera, avait à son répertoire une pièce jouée très régulièrement -une fois par saison au moins de 1763 à 1770- et consignée dans les documents de la comptabilité des théâtres sous le titre de Las amazonas2. La pièce, il est vrai, programmée pour des durées n’excédant pas deux jours et, en général, pendant les périodes les plus creuses de l’année, faisait alors office de bouche-trou3. A partir de 1770 toutefois, elle voit ses reprises s’espacer, mais reste alors un peu plus longtemps à l’affiche -trois ou quatre jours-, tandis que la moyenne des recettes qu’elle produit quotidiennement passe de 1668 réaux à 2413 réaux4. Certes, quatre séries de représentations sur les six que nous avons recensées entre 1770 et 1790 comprenaient un dimanche, qui était le jour de la semaine où le public était le plus nombreux. Il n’en reste pas moins que le fait même que les comédiens, qui évitaient naturellement de mettre au programme, ce jour-là, des oeuvres que les spectateurs risquaient de bouder, aient joué cette pièce le dimanche, semble montrer que le thème connaît alors un regain d’intérêt, conclusion corroborée par le fait que Ramón de la Cruz fasse représenter en 1772 La república de las mujeres, adaptation d’une comédie en trois actes de Legrand, Les amazones modernes.

L’intrigue de la pièce française est passablement compliquée. Valère, parti à la recherche de Julie qu’il devait épouser mais qui a été enlevée par une Corsaire Amazone, vient d’échouer, après que le navire qui le transportait a fait naufrage, sur les côtes de l’île des Amazones. Il y retrouve l’ancien jardinier de son père, devenu Gouverneur et Précepteur des Esclaves, lequel lui conseille de se déguiser en femme pour échapper à l’esclavage auquel les Amazones condamnent les hommes qui tombent entre leurs mains. Crispin, son valet, lui-même à la recherche de sa femme, et qui a lui aussi miraculeusement réchappé au naufrage, adopte le même déguisement, pour les mêmes raisons. Julie est bien chez les Amazones, mais sous l’habit masculin que -ironie du sort- elle portait lors de sa capture, elle a conquis le coeur de la Générale des Amazones qui, pour éviter à son cher Valère -car Julie a choisi de se dissimuler sous le prénom de son fiancé- d’être réduit à l’esclavage, l’incite à se déguiser... en femme. Ajoutons que, pour corser un peu plus l’intrigue, Legrand a fait en sorte que les deux héros, bien que promis l’un à l’autre, ne se soient jamais vus: Valère ne connaît Julie que d’après un portrait et Julie s’est éprise de Valère à la seule lecture de ses lettres. On imaginera sans peine la série de quiproquos auxquels donne lieu pareille situation, le comble de l’absurdité étant sans doute atteint dans la scène 9 de l’acte III, soit peu avant le dénouement, scène dans laquelle la Générale continue à prendre Julie pour un homme, alors que celle-ci a déjà repris son apparence féminine.

Les invraisemblances par trop criantes de l’intrigue furent-elles à l’origine des quolibets dont le public accabla Legrand -il tenait le rôle de l’ex-jardinier- lors de la création de la pièce? Dans le tome premier de la collection des Oeuvres de Legrand, il est dit: «Cette Pièce n’eut pas un grand succès: à la quatrième représentation elle fut affichée sous le titre du Triomphe des Dames»5; c’était là un jugement pour le moins euphémique, car en fait, si l’on en croit le témoignage d’un contemporain, «dès le premier acte, l’on avait déjà commencé à huer la pièce joyeusement»6.

Cruz, de son côté, préféra intituler son manuscrit La república de las mujeres, ce qui ne l’empêcha pas de répertorier le “sainete” sous le titre de Las amazonas modernas dans le catalogue qu’il dressa en 1785 en vue de l’obtention des approbations nécessaires à l’impression de son théâtre, ou du moins d’une partie de ses oeuvres7.

Du scénario extravagant de son modèle français, D. Ramón a conservé au fond peu de chose. Renonçant à l’intrigue amoureuse, il a choisi de n’exploiter, outre l’idée de départ, que quelques passages de la pièce originale: une partie de la scène 2 de l’acte I, où Maître Robert, l’ex-jardinier du père de Valère, explique à ce dernier le fonctionnement de la République Féminine; la scène 7 de l’acte I où le valet Crispin, ayant rencontré une Amazone qui l’informe du sort qui l’attend, se déguise en femme; une partie de la scène 15 de l’acte I, où le même Crispin expérimente l’efficacité de son déguisement, puisqu’il réussit à abuser Maître Robert et à se faire passer pour une veuve; la scène 20 de l’acte II où la Major des Amazones passe en revue les prisonniers; la dernière partie de la dernière scène de l’acte III, où les Amazones acceptent, sous certaines conditions, de se rendre aux hommes qui ont investi l’île.

Dans le “sainete”, l’accent est mis, dès que le rideau se lève, sur le triste sort que réservent les femmes à la gent masculine sur cette île étrange où les hommes, réduits à l’esclavage, travaillent durement à la construction -ou à la réfection- d’un pan de fortification percé d’une porte («saldrán de esclavos Vicente, Ramos y Soriano, trayendo a cuestas una gran viga; Tadeo y Coronado con cubos, Ambrosio y Baltasar espuertas de arena»8), sous la vigilance de deux femmes armées d’arcs et de flèches, tandis que l’on entend le chant de triomphe et de liberté qu’entonne en coulisse un choeur de femmes guerrières, auquel répondent les plaintes qu’exhalent en solo, en duo ou en choeur les malheureux esclaves. Puis les coups de feu claquent, des cris fusent, les esclaves se retirent, suivis des sentinelles qui ferment la porte derrière eux, ou plutôt, en l’occurrence, derrière elles. Après cette courte scène -elle ne compte que 26 vers- qui tient lieu de prologue au “sainete”, commence l’action proprement dite, avec l’arrivée de Chinita, l’air hagard. Le bateau sur lequel il naviguait a fait naufrage, et, dans un monologue incontestablement parodique, le célèbre “gracioso” évoque l’horreur de son aventure. Il voit arriver alors deux femmes, l’une armée d’un fusil, l’autre munie d’un fifre, qui le renseignent sur le pays dans lequel il a échoué, et sur le système qui le régit. Apprenant la menace qui pèse sur lui, il se déguise en femme, et réussit à se faire passer pour une veuve aux yeux de la Major (la “mayor”) de la place. Il est cependant reconnu par un officier “petimetre” qui survient alors, et les deux hommes s’enfuient pour échapper à l’armée de guerrières qui envahit à présent la scène. Ainsi s’achève la première partie du “sainete”. Changement de décor: «se descubre la mutación larga de columnas, con bambalinas de aire»9. Nous sommes dans le quartier des esclaves, tous occupés à des travaux spécifiquement féminins: l’un file, l’autre coud ou tricote, un autre encore repasse, balaye, etc. Au triste chant des esclaves, qui est une reprise du choeur du prologue, répond le même cri d’allégresse des femmes, qui marque l’entrée de la générale accompagnée de sa suite. On amène alors les nouveaux prisonniers, qui sont passés en revue, puis nos deux fuyards, qui ont été capturés, et qui, sur le point d’être jugés, ne doivent leur salut qu’à l’accostage d’une escadre dont les chefs sont bien décidés à faire la paix avec celles qui sont devenues leurs ennemies. Pour les amadouer, ils leur offrent des présents, et les femmes, tombant dans le piège, s’avancent pour faire main basse sur les coiffes, mantilles et bijoux qu’ont étalés les rusés tentateurs, et, pour avoir les mains libres, posent leurs armes dont s’emparent aussitôt les esclaves avides de revanche. Mais les chefs de l’expédition, grands seigneurs, coupent court au désir de vengeance de leurs congénères, et, dans leur magnanimité, vont même jusqu’à accepter les conditions que mettent les habitantes de l’île à leur retour dans la société des hommes.

Comme on peut le voir, Cruz ne s’est pas contenté d’élaguer le scénario original. Il a aussi rajouté des péripéties, et fait disparaître un certain nombre de personnages pour en privilégier d’autres, ce qui a pour effet de faire ressortir, quitte à en altérer le sens, certains aspects de l’oeuvre qui lui a servi de modèle.

Ainsi, il a conservé le valet Crispin, dont Chinita est la nouvelle incarnation, et a renforcé son rôle, grossi ses effets comiques, en supprimant le personnage de l’ex-jardinier, de sorte que dans la version espagnole, ce sont les femmes elles-mêmes qui expliquent le fonctionnement de leur république, et c’est le “gracioso” -et non plus le jeune premier- qui reçoit ces informations: situation nouvelle qui permet à D. Ramón de laisser libre cours à son inspiration satirique.

Car dans le “sainete”, les revendications féminines sont tournées en dérision de façon beaucoup plus caricaturale que dans la pièce française, et les commentaires du “gracioso” contribuent dans une large mesure à accentuer les ridicules de cet État entièrement géré par des femmes.

Ainsi, la première conséquence de la ségrégation sexiste qui est le principe même sur lequel il se fonde, et selon lequel les nouvelles Amazones «n’auront point d’habitude avec les hommes, et [...] fuiront l’Amour comme la peste», est évidemment la menace d’extinction qui guette la République Féminine, une conséquence clairement évoquée par Valère, qui s’exclame: «Elles n’y songent pas, et voilà le moyen de rendre dans peu de temps leur Isle déserte»10.

La censure à Madrid n’aurait pas toléré que l’on exprimât les choses aussi crûment: Cruz lui-même en avait fait l’expérience quelques années auparavant lorsque, pour la représentation publique de El sordo y el confiado, le mot “despoblación” avait été jugé indécent par l’un des censeurs de service, et avait pudiquement été remplacé par “desolación”11. Il aborde donc la question indirectement, en jouant sur le double sens des termes qu’emploie Chinita pour traduire ses objections:

CHINICA
¿Pues dónde estoy?
POLONIA
En la isla
de las mujeres exentas,
república libre donde
ellas sólo penden de ellas;
donde el nombre masculino
se aborrece y se detesta;
y donde se huye del hombre
siempre.
CHINICA
¿Pues con quién comercian?
GRANADINA
No hay comercio en esta isla,
que porque en nada dependa
nuestra villa de ellos, sabe
surtir su naturaleza
del sustento y de las armas
nuestro valor en las presas.
CHINICA
¿Conque en esta isla ninguno
de nosotros, sea el que sea,
tiene partido entre ustedes?
LAS DOS
Ninguno.
CHINICA
¿Pues quién la puebla?
POLONIA
Para los nobles encargos
del gobierno y la defensa,
nosotras; y los cautivos,
para las cosas plebeyas
y serviles.12


En faisant porter les réponses des deux femmes sur une interprétation “innocente” des verbes “comerciar” et “poblar”, alors que le sens des questions de Chinita était tout autre, Cruz pouvait tromper la vigilance des censeurs. Il risquait aussi de voir la plaisanterie échapper à l’auditoire, et c’est sans doute la raison pour laquelle il revient à la charge, afin de rendre sa démonstration plus claire, en évoquant la solution que les Amazones de la légende avaient adoptée pour résoudre le problème de la survie de leur race:

CHINICA
¿Conque ustedes nunca hacen
expediciones de aquellas
que hacían las otras?
GRANADINA
Nunca.
CHINICA
Pues, según la historia cuenta,
con las reclutas que hacían
tenían siempre completa
la guarnición.
GRANADINA
El primero
de nuestros votos en esta
república dominante
es mantenerse doncellas.13


Cruz est donc à la fois plus allusif et plus pesant que son modèle, pour la plus grande joie, sans aucun doute, du public du “patio” et des “gradas”, composé exclusivement d’hommes. Les tenants de la morale publique découvrirent-ils, lors de la représentation, que le texte contenait ces allusions à l’acte sexuel? Nous l’ignorons. Toujours est-il que le “sainete”, à notre connaissance, ne fut pas repris au cours des vingt saisons qui suivirent sa création.

Cruz par ailleurs ne se prive pas de renchérir sur les traits de malice de son prédécesseur, comme par exemple à propos de ces lois que Maître Robert trouve «bien rigoureuses pour les femmes», notamment celle qui les oblige à parler l’une après l’autre14. L’auteur espagnol, poussant plus loin la plaisanterie, ajoute que toute infraction est punie de la peine de mort, et imagine les conséquences immédiates qu’aurait l’application de cette loi sur la population madrilène:

Pues si en Madrid la impusieran,
salíamos de mujeres
antes de Carnestolendas


s’exclame Chinita15.

Si les Amazones de Legrand «font les hommes esclaves qu’elles obligent à travailler, pour se gausser d’eux, à tous les métiers à quoi on emploie les femmes dans les autres pays, tandis qu’elles font la guerre, et rendent la justice»16, les ambitions des héroïnes de Cruz sont d’une autre nature, et ne font pas précisément honneur au sexe faible. Leur législation prévoit en effet

      que ninguna
pueda hacer la más pequeña
labor que cueste trabajo
y que sólo se diviertan,
se regalen y se adornen.17


Quant à la Générale d’Armée et Présidente du Conseil, renouvelée tous les ans dans la pièce de Legrand «parce qu’elles vouliont être tretoutes Maîtresse à leur tour»18, elle change tous les mois dans le “sainete” de Cruz:

GRANADINA
La república al principio
estableció se eligiera
una generala a quien
las demás obedecieran
de dos en dos años; luego,
por algunas ocurrencias,
se hizo anual la dignidad,
pero como estar sujetas
a otra sienta tan mal
a las mujeres, fue fuerza
durar el generalato
sólo un mes.
CHINICA
Por esa cuenta
de aquí a poco en cada hora
habrá generala nueva.19


En revanche, D. Ramón a considérablement affaibli la portée des revendications que traduisent les articles de la capitulation des Amazones françaises, en vertu desquels

Primo. Point de subordination entre le mari et la femme.

[...]

Secundo. Les femmes pourront étudier, avoir leurs Collèges et leur Universités, et parler Grec et Latin.

[...]

Tertio. Elles pourront commander les armées, et aspirer aux Charges les plus importantes de la Justice et de la Finance.

[...]

Ultimo. Nous voulons qu’il soit aussi honteux pour les hommes de trahir la foi conjugale, qu’il l’a été jusqu’ici pour les femmes; et que ces Messieurs ne se fassent pas une gloire d’une action dont ils nous font un crime.20



De ces quatre articles, seul le dernier subsiste dans le “sainete”:

FIGUERAS
      Finalmente
que tan vergonzosa sea
en ustedes como es
en nosotras la infidencia
conyugal; porque es rigor
que ustedes por uso tengan
y blasón lo que en nosotras
es delito y es afrenta.21


Les trois premières conditions exprimées par l’actrice Josefa Figueras, qui incarnait la Generala, accentuent le côté futile, superficiel, que Cruz avait pris le parti de prêter à ses amazones. Quelles sont, en effet, leurs exigences? L’état devra se charger de trouver un fiancé à toute jeune fille qui n’y serait pas parvenue par ses propres moyens avant l’âge de quinze ans; d’accorder une rente de trois mille ducats aux laiderons; de condamner à mort les vieilles dont la conduite laisserait à désirer, ou qui marcheraient sur les brisées des plus jeunes.

D. Ramón optait donc résolument pour la charge. Craignait-il que l’on prît trop au sérieux les prétentions égalitaristes qui dictaient la conduite des Amazones de Legrand? En conservant la dernière de leurs propositions, il laissait le “sainete” s’achever sur une impression favorable qui pouvait tempérer la férocité de l’image qu’il avait donnée de l’éternel féminin, sans pour autant remettre en cause, fût-ce en paroles et sur le mode badin, l’autorité maritale et, de façon plus générale, la suprématie sociale de l’homme.

Nous ignorons tout, malheureusement, de l’accueil que le public réserva à la pièce. Il aurait pourtant été particulièrement intéressant de savoir quelles furent les réactions des spectatrices des loges et de la “cazuela” lors de la représentation de ce “sainete” qui est sans nul doute l’un des plus malveillants à l’égard du sexe faible que Cruz ait jamais écrits.

Il est vrai que l’auteur n’avait pas une haute opinion du public féminin, si l’on en juge d’après le discours qu’il prête aux représentantes des loges dans El pueblo quejoso -où l’on voit défiler des délégués des différents secteurs de la salle-, selon lequel la moitié des “madamas” qui prenaient place dans les “aposentos” n’allaient au théâtre que dans l’intention d’y trouver matière à commérages, ou d’exercer leur coquetterie:

su objeto es ver si viene hoy
sirviendo a doña Fulana
don Fulano, o mirar si
trae el cortejo y la bata
de mejor gusto que ayer;
observar si hay delicadas
ideas en que gastar
lo que tiene o la regalan;
aprovechar la ocasión,
que suele faltar en casa,
para hablar con una amiga;
y retirarse muy vanas
de que de cien caballeros
que adornaron la estacada,
los noventa y nueve llevan
su original en el alma;22


Certes, l’autre moitié fait preuve, à défaut de compétence en matière d’art dramatique, d’un peu plus de jugeote, en se fiant à l’avis du public masculin; ces dames sont même capables de se faire plus sottes qu’elles ne le sont en réalité, et de feindre d’ignorer la satire dont elles sont l’objet:

   al paso que anda
entre los dientes la risa,
esta escociendo la llaga
interior de verse objeto
ridículo de las tablas;
que aunque más se disimule,
bien se conoce con cuánta
falsedad nos sonreímos
al mirarnos retratadas;
pero en estos casos es
cuando volvemos mañana,
por no confesar, pues dicen:
quien la confiesa la paga.23


Cruz, de toute évidence, n’avait pas grand chose à redouter de ce public pour qui une loge au théâtre était un des lieux privilégiés de la vie mondaine où toute dame de la bonne société -ou prétendant se faire passer pour telle- se faisait une obligation de se montrer.

Les spectatrices de la “cazuela” étaient, semble-t-il, plus turbulentes, à telle enseigne que le comte d’Aranda estima nécessaire, en 1768, d’affecter un alguazil et deux sentinelles au maintien de l’ordre dans ce secteur du théâtre:

que dentro la misma cazuela subsista un Alguacil con dos centinelas desde el principio al fin, para contener las Mugeres inconsideradas, que ocasionan disgustos, y aseguren lo que conviniese.24



Il est de fait que le public de la “cazuela” était plus hétérogène que celui des loges, même si celles-ci étaient aussi occupées par les domestiques des familles aisées, qui avaient alors à coeur, si l’on en croit le témoignage d’un contemporain, de singer les grandes dames qui les employaient25. Et les réactions de la “Cazuela”, dans laquelle étaient mêlées diverses catégories sociales (d’où le terme de “menestra” qui qualifie ce public dans El pueblo quejoso), à l’exclusion toutefois, pensons-nous, des femmes appartenant aux couches inférieures de la société26, pouvaient être à l’occasion fort bruyantes, comme cela se produisit par exemple en 1786 pendant que l’actrice Rosalía de Fuentes chantait sa “tonadilla”, que les femmes de la “cazuela” et les hommes du “patio” couvrirent de leurs cris et de leurs huées27.

La colère des seules spectatrices de la “cazuela”, cependant, n’avait guère de poids en regard de celle des terribles “mosqueteros” du parterre; et si les comédiens s’efforçaient de se concilier, dans les “loas” et les “sainetes de costumbres teatrales”, les bonnes grâces du “patio”, dont pouvait dépendre le succès ou l’échec d’une pièce, mais ne faisaient qu’exceptionnellement appel au public féminin, c’est bien qu’ils n’attachaient pas la même importance aux réactions du beau sexe. Le public féminin, au demeurant, ne représentait que le quart environ de l’assistance lorsque la salle était comble28.

C’est pourquoi D. Ramón pouvait se permettre, dans La república de las mujeres, de forcer, à l’intention des spectateurs du parterre, la dose de raillerie de son modèle français, estimant sans doute que les occupantes de la “cazuela” et des loges trouveraient une compensation en voyant sur scène, l’espace d’un instant, leurs compagnons réduits à l’esclavage et astreints aux tâches ménagères les plus incompatibles avec le rôle qui, selon l’auteur, doit être le leur dans la société.

Car au-delà de la fable développée dans La república de las mujeres, le “sainete” est une illustration de la défiance que manifeste Cruz à l’égard des femmes dans bien d’autres pièces, où il s’attache à démontrer le danger qu’il y a à leur confier la moindre parcelle de pouvoir. C’est ainsi que nous n’avons trouvé aucun cas, dans l’oeuvre de Ramón de la Cruz, de mère ayant su mener à bien seule l’éducation de ses enfants: devenues chefs de famille à la suite d’un veuvage ou d’une absence prolongée de leur époux, les mères de La bella madre, de La oposición a cortejo, de El hijito de vecino ou de La tornaboda en ayunas, pour ne citer que les exemples les plus significatifs, se révèlent au contraire incapables d’assumer cette responsabilité.

Nous sommes encore loin des aspirations de liberté et d’égalité que reflètent les personnages de femmes “viriles” qui feront fureur au théâtre quelques années plus tard29. Justement. Le “sainete” qui fait l’objet de cette étude ne serait-il pas un signal d’alarme?





 
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